Nancy Crater
Par Jérémy Piette

« Where’s Wally ? *» peut s’écrier un lot succinct de fins observateurs dans ce paysage d’œuvres céramiques s’inclinant vers la terre sous le poids de l’attraction terrestre. Il est assez frustrant certes de chercher l’aiguille dans une botte de foin, excitant de chasser les œufs en chocolat dans un luxurieux jardin ou d’épier ce célèbre garçon aux lunettes rondes et au pull rayures rouges dans une masse de gens diverse et variée. Ne traquez pas plus loin ou traquez pire, ce n’est pas le fameux Wally qui est à déceler ici au cœur d’une foule de terres cuites et arables, mais bien la provocation que l’on nous met sous le nez en nous incitant à flairer l’artiste aux abonnés absents : Flower of Kent, ton attraction est vertigineuse, ta liste d’artistes est bien chic mais tout aussi mensongère : « Where is Nancy Crater ? »

Élaboratrice aux mille visages, artiste aux mille identités et mille mensonges, artères de contresens, Crater est pourtant bien là, actée noir sur blanc encrée au papier, certifiée contemporaine chez nos contemporains. Il n’y aucune raison, de par sa réputation et l’étoffe de son itinéraire singulier, qu’elle ne soit pas LÀ . Pourtant… on chiffonne son plan de salle et on s’offusque. On part, on ronchonne, on se promet de dire aux amis de ne pas aller à ce parjure d’exposition. Je vous assure Nancy est là. Mais vous demander de me croire sur parole est une bien présomptueuse requête. Je m’imagine moi-même un peu fou, éternel disciple de cette identité absente. Je suis d’ailleurs le seul, je crois, à entendre sa douce menace susurrée entre deux rêves :

« Même la lune a peur face à moi. » Nancy et sa réplique de l’Homme Invisible** précise à l’astre dont les grains de beauté ont dessiné son nom que sous sa monstrueuse transparence se cache, bien au contraire, toute sa présence. Nostalgique, elle songe aussi à sa star favorite, Quicksand, la femme-sable imaginée par Marvel. Elle sait que tout comme son égérie, elle doit subtiliser dans cet environnement d’exposition le sable qui fait tant corps de tout pour donner corps au sien. Elle sait qu’elle ne peut vivre qu’en abolissant les autres, pour pouvoir étirer ses bras, poser ses mains sur ses hanches, puis poing levé, respiration salée, détruire fièrement ses voisins émaillés comme de vulgaires pâtés de sable écrasés sous un pied dodu de gosse.

Quand Wendy rencontra Carlos, Nancy aima se mucher au dessous : il faut simplement attendre que le sol de carrelage industriel glossy de Paul Le Bras, Quentin Euverte et Guillaume Gouerou, recouvrant la salle se concasse sous vos pas car elle s’est glissée entre celui-ci et la moquette. Ne vous y fiez pas. Nancy, c’est comme du Clipperton, cet atoll avec seulement 2 km2 de terres émergées qui possède humblement pour dorsale une massive zone de fracture de plus de 5000 km gambadant entre l’Amérique centrale et la Polynésie. Nancy, micro-poussière, formation sédimentaire limoneuse en pleine croissance a également sa part d’anatomie submergée. Conscient de leur pouvoir collectif, une multitude d’autres grains palpitent et couvrent ses arrières, armée frémissante d’amazones à son service. Nancy peut sembler n’être rien et devenir tout ; le sable, on l’oublie trop souvent, est le corps de beaucoup. Corps du verre, corps du béton armé, corps de puces électroniques, corps de l’alliage des avions, corps de céramique, il est une âme sœur libérée embrassant le feu, le ciment et l’électricité.

La traqueuse Nancy éclot au crépuscule quand elle remarque que les autres roupillent. Elle s’en prend plus souvent aux hauteurs, aux figurines, statues et idoles qui se prétendent mi- humains mi-créatures et qui de leurs contours rêvent d’avoir un cœur qui bat. Flower of Kent se présente comme un mets de choix. Macro granulé, Nancy n’oublie pas à l’entrée la vigie sans nom de Cameron Jamie, sentinelle croulante prête à hurler à tout instant si le moindre dérangement survient. Entre les rainures des carreaux qui se désolidarisent, elle s’approche prudemment de trois autres gardiens, entités enveloppées du sommeil d’une nuit profonde : l’Alchimiste d’Elsa Sahal, le Grand Paysan de Aimé-Jules Dalou et Snapdragon de Marvin Gaye Chetwyng. Du beau monde.

Le Grand Paysan est d’emblée penché et gelé sous le poids de l’affaiblissement. Plus que tenu de tenir au sol par la gravité comme tout homme commun, celui qui a trimé une vie entière, déformé par le labeur, incarne pourtant à même sa pétrification signée de gloire l’image d’un être que l’on met plus bas que terre. Expatriée de sa piscine Roubaisienne, l’œuvre érigée par un sculpteur républicain au passé communard est délaissé de ses comparses au dos droit. Le fermier penché se présente en victime idéale pour Nancy qui ouvre ses fines lèvres et lui aspire, dans cette nuit épaisse, le peu de force (et de sable) qui lui reste. Subtile attaque. Si vous souhaitez inspecter ce changement lilliputien à l’aube, le paysan a quelque peu courbé l’échine. Nancy quant à elle devient plus dense, bosse à l’affût sous carrelage fendu.

Taupe-lézard, chimère queer, reine de toutes les plus belles catharsis, l’épouvantail Chetwyng nommé Snapdragon a le corps d’un ennemi redoutable. Il ne faut pas se fier à l’allure nonchalante de ce chevalier qui semble se reposer sur sa queue arrière. Il est le nemesis premier de Crater. De face, le dragon semble en constant mouvement, comme toujours se jetant sur nous. Ce cerbère revisité a deux têtes (une enveloppée de flammes et une au ventre) peut condamner bien vite : quand il touche son ennemi, immédiatement celui-ci perd sa face au profit d’une lugubre tête de mort. Méfiance donc. Nancy, effrayée, peu à peu chaque nuit n’ose alors plus attaquer et se gorger de sable pour constituer son corps de femme.

Glissante et perfide, elle ne se décourage pas et slalome d’œuvres en œuvres, possibles organes de greffe pour sa future destinée de mortelle. Elle se rêve humaine. Dévitalisant les cendriers d’un Sterling Ruby ou avalant toutes les coulures céramiques inattentives d’un Johan Creten, elle se dresse avec plus d’étoffe et de pouvoir. Forte d’une réputation de Quicksand grand crû, elle tente de se matérialiser mais retombe sous la lourde pesanteur de cette nouvelle écorce d’argile, se reprend puis chute à nouveau, poignée de sable filant entre les mains, une scène similaire à la naissance cinématographique d’un Sandman**** . Dans un dernier effort, Nancy elle se forge hors-sol et acte sa nouvelle destinée qui défit la gravité.

Si vous êtes patients, il vous faut absolument guetter la dernière nuit de lutte : celle qui implique l’Alchimiste d’Elsa Sahal, capable de délivrer le dernier coup de semonce. En retrait et observatrice depuis le commencement, la silhouette organique, cristal ésotérique, sait se faire rancunière. Nancy, tu peux enchaîner les méfaits, mais ne prend pas tes aises. Il n’y a pas plus savante que celle qui métamorphose les éléments, celle qui a conscience des corps présents au destin céramique qui, tous ont le fantasme d’obtenir l’énergie d’une vie aux poumons gonflés d’une respiration solaire. Les organiques œuvres reçoivent leur souffle dans la fournaise, au beau milieu des flammes qui parent de cloques et crachent une sève qui comme un vernis se pose sur une chaire qui manque de peau. Dernière cartouche de l’alchimiste, Nancy se voit touchée par la foudre de celle qui sait embrasser les éléments. La créature au pieds d’or condamne la femme-sable. Très bref durant l’été on se méprend à penser que c’est un éclair quotidien du sud de la France. Éclair contre sable, le corps de celle qui se voyait bientôt courir hors les murs se retrouve pétrifié comme une fulgurite. Snapdragon de ses griffes d’acier porte le coup de grâce pour casser cette statue de verre et Nancy s’écroule. L’explosion agressive laisse des stigmates supplémentaires sur le petit carreau de Baptiste Carluy, qui non loin, ne demandait rien. Déjà tacheté d’une constellation poussière d’Etna, le carré accuse un micro éclat de sang doré issu du corps de Crater. Echec et mat.

Imaginé par l’émir et prince Mohamed Bin Rashid Al Maktoum, The World à Dubaï est un archipel d’îles construites depuis 2003, posées là, reprenant à une échelle réduite la forme du monde et adoptant pour chaque parcelle le nom du pays correspondant. Folie des hommes et démonstration d’un démiurge richissime, le projet qui n’a le droit ni d’être photographié ou filmé, est laissé alors à l’abandon depuis la frappe d’une crise financière mondiale débutée en 2007. Extraction de sable pour construction de sable, l’opération contre-nature abîme profondément la faune et la flore et effrite notre environnement quotidien. Nancy, retournée sous le carrelage, retient la leçon : son corps n’a pas le droit d’exister au dépend de celui des autres. Trop ambitieuse, l’artiste s’est imposée en digne matérialisation des projets d’îles artificielles les plus loufoques. Où es-tu maintenant Nancy ? Where is Nancy Crater ? Super-héros pop littéraire, poussière redevenue poussière.

* « Où est Charlie ? » série de livres pour enfants créée par l’illustrateur britannique Martin Handford en 1987. Wally est son nom britannique, Waldo son nom américain.

** « l’Homme invisible » film américain de James Whale, 1933.

*** Quicksand ou la femme-sable apparaît pour la première fois dans « The Mighty Thor » comics Marvel numéro 390 paru en 1988.

**** Sandman apparaît dans « Spider-Man 3 » film américain de Sam Raimi, 2007.

Nancy Crater est une artiste de la Collection Yoon Ja & Paul Devautour.