Du 3 février au 1er Mars 2018
Vernissage le 3 février 2018 à 18h
Galerie Escougnou-Cetraro, Paris
Apparitions et disparitions de formes opaques et miroitantes, images allusives et elliptiques, enveloppées d’une lumière rouge-orangée… Il s’agit avec « Mindless Pleasures » de se laisser séduire par le jeu des apparences, dans leurs présence et absence simultanées, à la fois sensuelles et insensées. Défi d’un réel qui se donne et se retire dans un même mouvement, la séduction qui opère ici rejoint la notion d’aura, l’une et l’autre ayant trait à une substance phénoménale insaisissable, celle des êtres et des choses. Une aura suscitée par ce qui en signerait prétendument la fin, à savoir les copies de copies d’un monde saturé de signes, évidé de sa substance pour cause de surreprésentation.
Ce monde sans aura, c’est bien entendu celui de la « reproductibilité technique » défini par Walter Benjamin, bouleversant la perception des œuvres d’art et plus largement les conditions de l’expérience humaine. Qu’est-ce que l’aura ? Cet effet de présence de l’œuvre d’art, fondé sur son caractère unique et inséparable du « lieu où elle se trouve », de fait liquidé par la reproduction photographique. Une liquidation qui pèserait selon Benjamin non seulement sur les œuvres d’art, mais aussi sur tout phénomène dépossédé « de son unicité au moyen d’une réception par sa reproduction » (1). L’auteur allemand préfigure ainsi un monde inauratique, celui où « tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation » (2), celui de « la substitution au réel des signes du réel » (3). Les artistes de la Pictures Generation s’en feront l’écho au cours des années 1970-80, reproduisant à l’identique des œuvres d’art ou des images issues des mass media, évacuant ainsi volontairement de leurs productions toute forme d’unicité, d’originalité et d’authenticité.
C’est à la suite de cette génération que s’inscrit le travail de Ludovic Sauvage, non pas pour en contester la pertinence mais pour en déplacer l’horizon : là où la confusion du réel et de sa représentation était souvent synonyme d’aliénation et de déréalisation, elle est chez lui une manière d’habiter le monde, la seule expérience qui en soit en vérité possible. Il ne s’agit donc pas de renouer avec les notions d’originalité, d’unicité et d’authenticité, mais de retrouver de la présence à même les représentations, de l’immédiateté au cœur des médiations. Or, si la « présence ne s’efface pas devant le vide, [mais] devant un redoublement de présence qui efface l’opposition de la présence et de l’absence » (4), c’est-à-dire d’une sur-visibilité qui manque la part d’ombre du réel, alors l’opération consistera à restituer les choses à leur insaisissabilité.
Une opération qui revient chez l’artiste à découper, coller, superposer et juxtaposer des images extraites de sa collection de photos et de diapositives anonymes, archétypales et stéréotypées dans leurs sujets aussi bien que leurs cadrages. Plusieurs types d’images se retrouvent ici, dont des couchés de soleil, « clichés » s’il en est, vus et revus au point d’en virtualiser l’expérience réelle. Imprimés sur des tissus, découpés en bandes verticales cousues entre elles de manière à constituer des laies de rideaux ajourés, ils sont ici transformés en images fragmentaires, restituant le battement du visible, à la fois matériel et immatériel. Au bas de ces « rideaux », posées au sol, se trouvent des images de lavabos et de luminaires imprimées sur des miroirs jaunes, à la fois floues et réfléchissantes, se donnant à voir tout en se retirant. Un jeu de clair-obscur que l’on retrouve dans les diapos d’une source d’eau, projetées à l’arrière de miroirs fixé surs des trépieds métalliques, irisées de tâches bleues provoquées par réaction chimique. Situées à différents niveaux du regard, ces pièces induisent ainsi un cheminement optique, des allées et venues ponctuées de zones d’ombre et d’éclats lumineux. Une sorte de cinétisme, celui-là même du vivant, également évoqué par l’image d’une voiture coupée en deux parties, basculées à la verticale et imprimées sur des miroirs. Nous circulons ici parmi des pièces toujours doubles sinon quadruples (quatre rideaux, deux diapos d’un même cours d’eau,…), leur caractère multiple étant encore accentué par leur distribution symétrique dans les deux salles de la galerie. De l’une à l’autre, les effets de miroirs et de dédoublements augmentent, tandis que l’on entend doucement crépité un feu de cheminée, en réalité une vidéo trouvée sur Internet et projetée à l’arrière d’un miroir au fond de la galerie. Si cette vidéo n’a qu’une occurrence, elle est néanmoins d’ores et déjà double, simulacre d’un phénomène ici rendu volatil par la translucidité de son support et la surimpression d’une image du lit d’une rivière.
Couchers de soleil, cours d’eau, automobiles,… autant d’images éculées, matérialisées et spatialisées par Ludovic Sauvage comme pour provoquer une « petite étincelle de hasard, d’ici et maintenant, grâce à quoi la réalité a pour ainsi dire brûlé de part en part le caractère d’image » (5). Pourtant, il s’agit moins pour l’artiste de réincarner des souvenirs dont les différentes archives utilisées seraient la trace, que de créer une situation nouvelle, une expérience sans origine, toujours déjà entremêlée de représentations. Enveloppés d’une lumière rouge artificielle, le tout et les parties de « Mindless Pleasures » sont ainsi les vecteurs d’une présence paradoxale, à la fois proche et lointaine, performative et mnémonique. C’est aussi ce que l’on appelle « aura », qui ne s’oppose plus ici à la « représentation » mais se joue au contraire dans ses creux et ses plis. Un entrelacs de temps et d’espaces, à la fois réels et imaginaires.
Sarah Hihler Meyer
1. Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, Paris, 2003. 2. Guy Debord, La Société du spectacle, Gallimard, Paris, 1996.
3. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée, Paris, 1981.
4. Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Grasset, Paris, 1983.
5. Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, Paris 1983.
Image : Ludovic Sauvage, Spring (flow), 2017. Diapositive, projecteur Visio™, miroir, trépied aluminium / Slide, projector Visio™, glass, aluminum tripod
Galerie Escougnou-Cetraro
7, rue Saint-Claude
75003 Paris